L'exposition Né dans la rue présentée en 2009/2010 pendant plus de 6 mois à la Fondation Cartier a fait grand bruit. Sowat (des groupes DMV- 3BDC) nous présente dans cet article sa vision de l'évènement.
Je m'appelle Jean-Philippe Smet
Je suis né à Paris
Vous me connaissez mieux
Sous le nom de Johnny
Un soir de juin en 1943
Je suis né dans la rue
Par une nuit d'orage
Paris, 1969. Quand Johnny hurle sur scène les paroles de « Je suis né dans la rue », la capitale bruisse encore des échos de la révolte étudiante qui vient d'avoir lieu. Ses murs portent les stigmates des slogans tagués à la bombe aérosol par toute une génération de jeunes gens bien éduqués : « Sous les pavés la plage », « A bas le travail », « Jouissons sans entrave »… Autant de revendications collectives, tracées en lettres noires partout où la colère gronde, des marbres de la Sorbonne aux murs d'enceintes des usines de la périphérie.
Je suis né dans la ville
Où les murs sont toujours gris
Derrière un terrain vague
Où se trouvent les taudis
Dans un berceau de fer
Je devais grandir
Ne vous étonnez pas
Si je ne sais pas sourire
Au même moment, loin, de l'autre côté de l'Atlantique, là où l'individualisme roi est déjà en marche, les gamins des quartiers sacrifiés de la côte Est des Etats-Unis répondent aux mirages utopistes de leurs aînés par une fin de non recevoir. Enfants de la précarité élevés à l'ombre des panneaux publicitaire qui ne leur sont pas adressés, eux aussi se sont forgés des slogans militants à la hauteur du chaos de leurs vies.
Je n'ai pas eu de père
Pour me faire rentrer le soir
Et bien, souvent ma mère
Travaillait pendant la nuit
Je jouais de la guitare
Assis sur le trottoir
Le cœur comme une pierre
Je commençais ma vie
Armés des mêmes bombes de peinture que celles du quartier latin, eux aussi vont griffer les murs de la cité de la seule idée en laquelle ils croient : leur nom. Plus précisément, le nom de scène qu'ils se sont choisis ou que la rue leur a donné. Taki 183, Dondi, P.H.A.S.E 2… Autant de pseudonymes tracés en lettres noires partout où le désespoir gronde, des dépôts de trains cyclopéens du Bronx aux rooftops de la 5ème avenue. Au rouleau, à la bombe, au marqueur, qu'importe. Pourvu que ce soit gros, au nez et à la barbe de tous. C'est à cette dernière forme de Graffiti que la Fondation Cartier s'est intéressée jusqu'au 10 Janvier 2010, dans le cadre de son exposition Né dans la rue – Graffiti. Visite guidée.
L'exposition Né dans la rue – Graffiti ne constitue pas une incitation à la dégradation, ni au vandalisme. La destruction, la dégradation ou la détérioration de biens appartenant à autrui est punie de lourdes peines selon le Code Pénal (art. 322-1, 322-2 et 322-3). (site de la Fondation Cartier)
Organiser une exposition sur le Graffiti n'est pas chose aisée. Difficile quand on est une institution, publique où privée, de concevoir un évènement d'importance sur le sujet sans être berné par les charlatans du milieu puis hués par ses spécialistes. Pour preuve, la récente et étrange exposition « Le T-A-G au Grand Palais », qui rassemblait les œuvres de 150 artistes autour d'un même thème, l'Amour, et d'un même format, des toiles de 60cm par 180cm, soit l'espace disponible dans le coffre de voiture du marchant d'art derrière cette collection. Un succès publique qui n'a pas masqué le cuisant échec critique.
J'ai dû me battre
Pour avoir la vie que j'aimais
J'ai dû me battre
Encore plus fort pour la garder
De tous les côtés de la ville on me cherchait
Les poings se sont serrés
Depuis je n'ai pas changé
Difficile aussi quand on est un artiste se revendiquant de la rue de collaborer avec les tenants de l'art ‘officiel', sans passer pour un traitre à la cause, poreux au petit théâtre des diktats économiques de l'art contemporain. Toutes ces heures passées loin des siens à errer dans les terrains vagues ou à courir le long des voix ferrées. Toutes ces nuits à planquer devant un dépôt pour échouer en garde à vue. Toutes ces années d'addiction à l'adrénaline, de paranoïa, de peur du gendarme. Tout cela contre quoi ? Les murs tristes d'un joaillier de luxe ?
Puisque le Graffiti ne vit qu'à l'état sauvage, pourquoi chercher à l'apprivoiser à grand renfort de cartels et de cimaises ? Face au défi représenté, la fondation Cartier se sort habilement de l'insurmontable contradiction : montrer dans le cadre aseptisé d'un musée, un courant artistique qui se définit par sa nature illicite, illégale, vandale.
Pourtant, les choses commencent très mal. Le long du mur d'enceinte du bâtiment, d'immenses palissades en bois sont offertes aux graffeurs de passage, libres d'y tracer leurs tags, flops, lettrages et personnages dans un camaïeu de flèches, de bulles et autres couleurs flashy. Un mur d'expression libre ?! Le cauchemar de tout graffeur qui se respecte. A quoi bon sortir ses bombes si on a le droit de le faire ? Evan Roth, lui, se pose moins de questions. Au dessus de cette palissade, l'artiste Open Source américain a reproduit et collé sur une immense façade en verre des centaines de tags photographiés un peu partout dans la capitale. Simulacre donc.
Arrive le sas d'entrée. Lassés de se répéter, deux vigiles fouillent les sacs d'un œil inquisiteur en demandant : « Pas de marqueurs sur vous ? Pas de bombes de peinture ? » Un comble… La suite est à l'avenant. « Les photos sont interdites à l'intérieur ». De quel droit ? « C'est comme ça. Six Euros cinquante s'il vous plait. » Et en plus il faudrait payer pour voir du Graffiti ?
Maintenant je ne vis plus
Où les murs sont toujours gris
Mon nom est en argent
Et ma guitare est en or
Mes chansons d'hier
Sont bien les mêmes qu'aujourd'hui
Mais quand la nuit arrive
Je retourne dans la rue
Jean Nouvel a dû légèrement sursauter quand on lui a montré la photo. Sur un immense pan de la baie vitrée de son bâtiment, l'artiste américain Amaze a peint en chrome et rouge un flop spectaculaire de 27 mètres de long pour 7 de haut. Le flop est, avec le tag, la forme la plus pure du Graffiti et, incidemment, celle que les civils apprécient le moins. Exécuté sur la voie publique en quelques secondes, le flop représente le nom de l'artiste tracé en deux couleurs, l'une pour le remplissage et l'autre pour ses contours. Tous les graffeurs ont un flop, mais tous n'ont pas la main d'Amaze, sûre d'elle et fluide alors qu'elle court le long de l'imposante paroi de verre.
Pour compléter cet assaut esthétique en règle, les commissaires Leanne Sacramone et Thomas Delamarre ont eu l'heureuse idée de convier le jeune artiste brésilien Cripta pour qu'il réalise des pixação, grandes lettres blanches énigmatique tracées au rodillo, ainsi que Gérard Zlotykamien, plasticien de rue plus qu'old school de la capitale, dont les silhouettes fantomatiques achèvent de souiller la fondation côté jardin. De mieux en mieux. Ne reste plus qu'a ranger sagement son appareil photo et poursuivre la visite.
La première partie de l'exposition, de loin la plus riche et émouvante, entraîne le visiteur dans les sous-sols. Murs peints en noir, lumière tamisée, bande son sourde et inquiétante, archives foisonnantes, tout ici est fait pour ramener le spectateur aux sources du Graffiti : le New York des années 70 et ses gamins désœuvrés qui s'amusent à secouer l'histoire de l'art, sinon de la peinture, du haut de leurs 15 ans.
Aidée d'Alan Ket, expert ès-Graffiti new-yorkais, la fondation réussit le tour de force d'extraire de l'oubli une impressionnante somme de documents originaux témoignant de l'effervescence créative de l'époque. Interviews vidéo des pionniers du mouvement, films d'époque, clichés de Martha Cooper et Henry Chalfant (dont la bible Spraycan Art a évangélisé la planète entière à elle seule), dessins préparatoires mouchetés de peinture, déguisements portés pour tromper la vigilance des surveillants, anecdotes de courses poursuites folles sur les toits de la ville… Rien n'a été oublié pour comprendre ce qui pouvait électriser une bande de salles gosses autodidactes à l'idée d'aller peindre encore et encore leurs noms sur un métro, créant ainsi le plus beau et maladroit des musées roulant.
Passée l'inévitable référence à Keith Haring et Basquiat, garants d'une filiation avec l'histoire de l'art, la vraie, la plongée aux racines du Graffiti se poursuit par les premières toiles peintes par ces armés de vandales, dont les plus malins ont su se frayer un chemin jusqu'aux galeries et salles de vente des années 80. 99% des graffitis de cette période n'existant plus aujourd'hui, ces peintures sont le clou du spectacle de la rétrospective, vestiges picturaux d'une époque révolue, perdue à jamais sous les assauts répétés des campagnes de recouvrements orchestrés par des municipalités sous pression.
Seule ombre à ce tableau idyllique, l'absence d'archives françaises. Pour être né à New York, le Graffiti n'en est pas moins né quelques années plus tard à Paris aussi, sur les palissades du Louvre et dans les terrains de Stalingrad. Ces pionniers hexagonaux auraient tout autant à nous apprendre que leurs ainés américains. Gageons qu'ils feront l'objet de leur propre rétrospective dans un avenir proche.
Commence la seconde partie de l'exposition. Résolument tournée vers la modernité, la fondation a invité des artistes de rue du monde entier pour qu'ils viennent exprimer leur talent in situ. Dans une pièce aussi lumineuse que les précédentes étaient sombres, le scénographe Eric Benqué leur a érigé d'imposants monolithes rectangulaires pour qu'ils en exploitent librement la surface. Si l'on pourrait discuter à l'infini la liste des artistes retenus, l'ensemble offre cependant un panorama saisissant et compréhensif de la scène Graffiti contemporaine
Parmi les œuvres proposées, on retiendra celle de JonOne, artiste américain vivant à Paris et dont le travail sur le tag, à mi chemin entre vitrail baroque et dessin d'enfant, est poussé dans ses derniers retranchements. Derrière lui, le Hollandais Delta, maître de l'esthétique 3D des années 90, donne des allures d'appartement abandonné à son module, pour ensuite le couvrir de formes abstraites minimalistes en noir et blanc, tracées directement à même la matière. Plus loin, prouvant que le Graffiti n'est pas qu'une histoire de peinture, le Brésilien Vitché crée, à partir de morceaux de bois de récupération, une puissante marionnette totémique, comme surgie d'un carnaval démoniaque.
Et de démons, il en est question dans la salle de projection de la fondation, dernière étape de l'exposition. Ici se cache LA pièce maitresse, celle qui justifie à elle seule le déplacement. Réalisé par Joao Weiner et Roberto Oliveira, le film Pixo quitte le cadre tamisé des ateliers d'artistes et cavale derrière les gosses de rue de São Paulo alors qu'ils grimpent à mains nues les façades des grattes ciels du centre ville pour y tracer leurs noms en grandes lettres d'imprimerie noires. Descendus des collines de leurs favelas, armés de bombes et de rouleaux, défoncés à l'herbe, la colle et la cocaïne, ces escouades de va-nu-pieds défient le vide et la raison, prenant tous les risques pour écrire leurs noms au sommet de la forêt de béton, par dessus les étoiles, sous les cries d'effrois de la population et sa police corrompu dressé pour tirer à vue.
On me parle avec respect
Je dîne chez des rois
On me choisit mes amis
Les meilleurs qui soient
On voudrait me faire changer
Mais c'est une cause perdue
Vous perdez vot' temps
Je reviendrai à la rue
Et la sauvagerie suicidaire de cette mouvance graphique brésilienne de rappeler que le Graffiti n'est pas affaire de beaux-arts ni de peinture mais un art martial, un cri d'impuissance craché à la face du monde que la fondation Cartier a bien voulu chuchoter. Et, passés les honneurs, la curiosité du public, l'intérêt des collectionneurs et des marchants d'art, chacun sait que nous continuerons à sortir de nos lits pour tourner en rond dans la nuit, dévorés par le feu.
yo mister watso
ta plume est sacrément léchée!
bieng ouej
et pour compléter avec ma discrète opinion personnelle, j’ai bien kiffé la richesse du sous sol mais je suis toujours autant surpris de voir si peu de documentation et d’information autour de la période « moderne » (en l’occurrence venant d’un musée privé dont l’objectif est pourtant forcément en partie lié à la médiation avec un public de non initiés). Mon père a très bien compris le sous sol new yorkais et les « contextes » de départ, mais autant dire qu’on a rien fait pour qu’il comprenne le reste… je trouve ça dommage de déconsidérer comme ça le graffiti actuel. Et la palissade « laissée » aux graffeurs & tagueurs & flopeurs va dans le même sens (bien que je sois content qu’elle soit là) : on a beau être un musée avec des experts de l’art, personne n’ose / ne peut / ne veut expliquer ce qu’il se passe aujourd’hui sous nos yeux. D’où le maintien d’une grosse incompréhension et des clichés classiques sur le graff&co.
thias le seutia
toute société à l’art qu’elle mérite…