Il y a des pays, comme l'Égypte, ou la portée symbolique du graffiti est plus importante que celle qu'on lui accorde en Europe ou en Occident. Célébrant la révolution du Printemps Arabe, les graffitis cairotes sont désormais menacés par le pouvoir en place préoccupé à nettoyer les rues, fasciné par le fantasme de la page blanche comme l'explique Claire Talon dans Le Monde du 24 Septembre 2012 :
Charlie Hebdo s'en réjouira-t-il ? Ses caricatures ont à peine attiré l'attention des Égyptiens. Alors que des milliers de Cairotes avaient manifesté une semaine plus tôt leur colère contre la vidéo américaine qui représente le prophète Mahomet en pédéraste débile et sanguinaire (déclenchant une vague de violence dans l'ensemble du monde musulman), ils étaient moins de cinquante, vendredi 21 Septembre, devant l'ambassade de France au Caire à s'emporter contre le dessin du postérieur dénudé du prophète publié par l'hebdomadaire français.
Lassitude de l'opinion ou volonté des autorités de faire cesser la polémique ? Au moment même où l'on s'arrachait à Paris les exemplaires de cette édition controversée de Charlie Hebdo, c'est une tout autre polémique qui agitait les rues du Caire et occupait les colonnes de journaux. Faut-il protéger les graffitis au nom de la liberté d'expression ?, se demande-t-on en Égypte, où les autorités ont fait disparaître, mercredi, une fresque en plein air qui était devenue un temple international du street art contestataire.
Ce n'est pas le prophète Mahomet qu'on vénérait sur le célèbre mur de la rue Mohammed-Mahmoud, mais la mémoire des martyrs de la révolution, la haine de l'armée et de la police, et l'esprit de rébellion et de provocation qui s'est donné libre cours pendant et après le soulèvement. Jeudi, on s'interrogeait dans les rangs des tagueurs de toutes obédiences accourus aussitôt sur les lieux pour ranimer ce mémorial, sur l'empressement des autorités à détruire des images devant lesquelles se pressaient depuis des mois les touristes et les analystes du monde entier. Certains soupçonnent déjà des fonctionnaires zélés, galvanisés par l'arrivée des islamistes au pouvoir, de chercher à censurer des représentations qu'ils estiment interdites par l'islam.
Mais les motivations de la nouvelle élite au pouvoir semblent beaucoup plus prosaïques : depuis quelques semaines, les nouveaux gouverneurs fraîchement nommés par Mohammed Morsi s'appliquent à nettoyer les rues du Caire et d'Alexandrie avec un zèle qui n'a d'égal que le mépris général pour les autorités léguées par le régime de l'ancien raïs Hosni Moubarak.
C'est en laissant des pans entiers de la population se loger et travailler dans l'illégalité totale que le président déchu achetait la paix sociale. Au point de cultiver au mieux une indifférence totale à la législation, au pire une véritable haine des autorités. Comment la jeune démocratie égyptienne se construira-t-elle à partir d'un tel héritage, une tradition de défiance si forte vis-à-vis de la loi ?
A défaut de véritables réformes de fond, l'espace public est devenu, depuis l'élection de Mohammed Morsi, l'enjeu d'une bataille féroce sur les apparences. Comme animés par le fantasme de la page blanche, les Frères musulmans semblent bien décidés à nettoyer les rues d'Égypte avant même d'épurer un appareil d'État gangrené par la corruption.
Autour de la place Tahrir vidée de ses tentes, où jardiniers et paysagistes ont été chargés de faire pousser des fleurs et des palmiers, des escouades de policiers traquent désormais les graffitis mais aussi les milliers de vendeurs ambulants qui peuplent les rues du Caire. Une initiative problématique dans une mégalopole surpeuplée où l'économie informelle représente plus du tiers du produit intérieur brut.
Le 7 Septembre à Alexandrie, c'est le célèbre marché aux livres de la rue Nabi-Daniel, véritable institution culturelle, sur lequel la police s'est déchaînée, renversant les étals à coups de pied, déchirant les livres, broyant les étagères. L'opération a provoqué un tel tollé que le ministre de la culture lui-même a dû manifester sa réprobation.
Dans leur souci d'épuration, les Frères musulmans ont aussi lancé quelques groupes de jeunes bien intentionnés à l'assaut des tas d'immondices qui jonchent les rues des villes du pays. Une initiative cosmétique qui a provoqué les sarcasmes des chiffonniers, aux prises depuis des décennies avec ce phénomène.
Les fantaisies végétales et les rêves d'ordre superficiel des autorités ne leurrent pas les victimes de la répression policière. Réfugiés dans les halls d'immeubles, les vendeurs ambulants laissent parler leur colère contre l'État.
« Pour rétablir la confiance, il faudrait d'abord que l'État donne aux gens, avant de leur prendre quoi que ce soit ! »
s'emporte un homme qui tente de sauver sa marchandise.
« A part les ordures… »
se reprend-il en envoyant valdinguer un tas d'immondices.
Le rêve d'une légalisation des graffitis semble plus irréel que jamais, même si, au lendemain de la destruction de la fresque de la rue Mohammed-Mahmoud par la police, le premier ministre, Hisham Qandil, a pris ses distances vis-à-vis du gouverneur du Caire, et condamné le nettoyage du mur, encourageant les tagueurs à produire, place Tahrir, de nouveaux graffitis fidèles à l'esprit de la révolution.
Sur les murs situés au cœur de la révolution de 2011, on n'a pas attendu longtemps pour lui répondre :
« Quand on change de pantalon sans se laver, on attrape des champignons »
pouvait-on lire le soir même sur une façade de la rue Talaat-Harb, à l'endroit même où la police venait d'arrêter un vendeur de tee-shirts. Et, rue Mohammed-Mahmoud, une superbe tête tirant la langue en signe de défi proclamait crânement :
« Efface encore, régime de trouillards ! Efface, efface, je dessine. »
Quelques photos :
Source photos : Baladazamalek, Archeologue, Intérêt Général