Le livre Dishu: Ground Calligraphy in China, le nouveau documentaire de François Chastanet développé pendant l'été 2011 dans les villes de Pékin, Shanghai et Shenyang, vient de paraître aux éditions Dokument Press. Cet essai photographique s'accompagne de nombreuses vidéos complémentaires en ligne proposant des plans-séquences retraçant le contexte, le temps et la gestuelle de différentes inscriptions .
L'entretien proposé ici précise le contexte du projet et dévoile quelques détails de cette pratique calligraphique éphémère au sol utilisant simplement l'eau comme encre. Non en tant qu'expert de l'art de l'écriture chinois mais plus en tant qu'observateur (occidental) sensible à la relation entre écriture gestuelle grand format et espace public, François Chastanet tente de tracer les origines de ce phénomène d'écriture manuscrite et son développement actuel dans la société chinoise. Il propose une analyse détaillée des outils d'écritures artisanaux spécialement conçus pour la calligraphie en contexte urbain et explore la possible transposition de cette pratique vers d'autres cultures de l'écriture et une diffusion globale.
Après le phénomène Pixacao à São Paulo et l'écriture Cholo des gangs chicanos de Los Angeles, pourquoi s'intéresser à cette pratique ?
L'étude des cas de São Paulo et Los Angeles comporte un socle commun: l'influence plus ou moins directe des lettres gothiques issues de la vieille Europe dans un monde urbain globalisé, cette globalisation s'appuyant en grande partie sur l'alphabet latin. La description de l'évolution inattendue de la forme des lettres latines dans des contextes culturels et urbains spécifiques était au centre de mon travail documentaire. Il me semblait important de décrire des situations similaires d'invasion massive de l'espace public par le signe dans d'autres cultures de l'écrit, hors de l'influence occidentale. La pratique du Dishu en Chine (calligraphie éphémère au sol utilisant simplement l'eau comme encre) s'est imposée comme une évidence, de part sa très forte popularité et la qualité extraordinaire des signes observables dans cette civilisation possédant un langage visuel basé sur l'idéogramme et le logogramme. La faculté de l'écriture chinoise de pouvoir se pratiquer à la fois verticalement et horizontalement permet aussi plus de possibilités dans le dialogue avec l'espace urbain et sa structuration. Ce rapport différent à l'espace et la nature éphémère de ces inscriptions semblaient constituer potentiellement un riche terrain de jeu photographique.
Est-ce une pratique répandue en Chine ?
Il n'existe pas de chiffres précis mais ce phénomène regroupe probablement des millions de calligraphes anonymes chaque jour à travers la Chine. À l'échelle de l'histoire chinoise cette pratique qui a émergé au début des années 1990 dans un parc du Nord de Pékin, est extrêmement récente mais connait une expansion rapide, sa popularité est indéniable. Le Dishu est largement accepté et respecté socialement, cette activité participe d'une culture vivante du signe écrit, la calligraphie étant clairement considérée comme le premier et le plus important des arts en Chine. La calligraphie à l'eau sur le sol provoque souvent des attroupements de passants qui se mettent à discuter spontanément de la qualité d'un signe ou d'une courbe précise d'un tracé. C'est très impressionnant pour un observateur européen habitué à ce que ce type de pratique reste confiné à un cercle de spécialistes invisible d'un grand public peu réceptif à la qualité du dessin d'une lettre.
Existe t-il des espaces dédiés à cette pratique / est-ce une pratique sauvage ?
Les deux coexistent: la naissance de ce phénomène a eu lieu dans un parc comportant un accès facile à un point d'eau (le lac artificiel central est un élément récurrent dans la composition des parcs chinois) et des allées pavées puis s'est répandue dans l'ensemble de l'espace public disponible. Rues, parvis de stations de métro ou d'un édifice, places centrales, etc. c'est-à-dire tout lieu comportant une surface adéquate (de préférence un grès ou marbre lisse sombre) est susceptible d'être utilisée comme une page d'écriture géante
Certains parcs comportent aussi désormais des aires pavées spécifiquement réservées pour les calligraphes de rue. Personne ne s'offusque de cette pratique éphémère qui dialogue avec l'espace public: les inscriptions disparaissent rapidement et ne portent aucune atteinte au support ou à l'espace partagé par tous, les gens marchent sur les différentes inscriptions sans que le calligraphes ne réagisse négativement, tout se fait dans une ambiance calme et une forme d'évidence assez surprenante. Il semble exister un loi tacite: on peut écrire partout à partir du moment où le contenu de l'inscription est neutre ou acceptable par les autorités qui contrôlent l'espace public.
Quelle est la signification des textes / rapport avec la censure ?
La plupart des textes sont issus de la littérature, des poésies chinoises classiques voire même des slogans communistes traditionnels, très peu des textes semblent produits par les calligraphes de rue eux-mêmes. Malgré la nature éphémère par définition de cette écriture à l'eau, le contrôle de l'espace public semble total. Même si cette situation est difficile à percevoir pour un observateur occidental, les policiers en uniforme ou en civil, les responsables de quartier avec leurs brassards rouges, les gardiens des parcs ou même le citoyen lambda constituent les protagonistes d'un système extrêmement efficace permettant un contrôle social omniprésent. La liberté du calligraphe de rue chinois semble donc principalement exister dans la forme du signe et son expérimentation, mais aucunement dans le sens du message contenu dans l'inscription. On peut ici faire un lien avec avec les cultures du graffiti du nom (de type New York, São Paulo ou Los Angeles) où prédomine un contenu vide ou faible (un pseudonyme, le nom d'un groupe) et avant tout une très forte expérimentation au niveau de la forme des lettres et des jeux de composition de l'image du nom. Les calligraphes de rue chinois semblent accepter ce statu-quo de l'inscription neutre et préfèrent pratiquer calmement leur art de l'écriture éphémère qui constitue avant tout un dialogue intérieur avec son propre corps, un quête personnelle pour un accomplissement esthétique.
Qui sont ces calligraphes urbains, y a t-il un lien avec une pratique subversive / activité politique ?
La majorité des pratiquants sont des personnes à la retraite ayant tout au long de leur vie développé un intérêt pour l'art chinois de l'écriture. Mais toutes les classes d'âges sont néanmoins représentées, il n'est pas rare de voir de jeunes pratiquants échanger tôt le matin ou en début de soirée avec des calligraphes plus âgés, de nombreux grand parents profitent aussi de ce moment-là pour initier leurs petits enfants à l'art de l'écriture. De plus environ un tiers des pratiquants sont des femmes. Contrairement à ce que l'on peut croire, le coût de la pratique calligraphique traditionnelle sur papier peut s'avérer rapidement élevé pour un citoyen chinois lambda, il faut en effet posséder de nombreux pinceaux et papiers de qualité mais aussi un espace avec une table de travail de grand format, etc. ce qui n'est pas forcément facilement accessible. On retrouve donc toutes les classes sociales chez les pratiquants du Dishu qui s'entraînent quotidiennement sur le sol avec de l'eau; ils ont aussi bien sûr une pratique papier, qui demeure à leur yeux la véritable pratique. Mais il est désormais fort probable que le Dishu devienne une activité à part entière, de plus en plus indépendante stylistiquement de son origine papier. Au départ phénomène informel spontané, le Dishu s'est peu à peu structuré en véritables clubs et sociétés de calligraphes reconnus et appuyés par les autorités locales. Des concours annuels du meilleur calligraphe de rue sont par exemple organisés dans un parc du Sud de Pékin, véritable reconnaissance officielle de cette pratique en temps perçu comme potentiellement problématique car pouvant perturber la fluidité des espaces public (obsession de l'attroupement chez les autorités chinoises). Comme déjà mentionné, une pratique subversive de type inscription comportant un message critique sur le gouvernement ou l'organisation de la société semble inexistante malgré le temps de vie extrêmement court de ces textes.
Quels sont les outils utilisés ?
Contrairement aux deux projets éditoriaux précédents qui se focalisaient sur l'étude calligraphique et typographique des graffiti observés et leurs relations plus large à l'histoire de l'écriture latine, la conception artisanale d'outils d'écriture optimisés pour l'espace public a ici constitué un point d'analyse central dans ce projet documentaire. Des prises de vue systématiques des différents outils ont été mise en place, détaillant les différents types de pointes et des manches issues de matériel récupérés et divers rebuts d'objets de consommation courante. La majorité des pinceaux se compose d'une pointe de mousse taillée au ciseau puis fixée sur un bâton ou baguette d'environ 65 cm, le manche étant parfois télescopique ou modulaire pour un transport plus aisée. La pointe mousse tente de rejouer la forme d'un pinceau traditionnel chinois composé de poils, une forme pointue et effilée produisant des tracés jouant avec extrême sensibilité sur la pression et la rotation exercées sur l'outil. Certains de ces pinceaux de rue sont directement fabriqués sur des bouteilles ou incorporent des réservoir d'eau dans le manche afin de pouvoir écrire plus longtemps. L'intelligence de cette production artisanale d'outils d'écriture spécifiquement conçus pour l'espace public est particulièrement impressionnante, tout comme la variété des pointes mousses en fonction du style calligraphique que chaque participant souhaite développer. Ces outils émergeant du contexte chinois se révèlent d'autre part utilisables dans d'autres cultures de l'écriture, notamment dans le dessin de la lettre latine basée sur le contraste (le rapport entre les pleins et les déliés) dit par expansion, esthétique que nous avons l'habitude de côtoyer lorsque nous utilisons des typographies comme le Didot ou le Bodoni sur nos écrans. Des ateliers à Utrecht et San Sebastían, Zaragoza explorant des stratégies d'invasion de l'espace public à travers le lettrage éphémère ont constitué une première tentative de diffusion de cette pratique chinoise avec des pinceaux à pointe en mousse grand format dans un contexte occidental. Lors de ces ateliers chaque participant est invité à créer son propre outil d'écriture et à expérimenter différents modèles d'écriture optimisés pour la calligraphie de rue.
Les calligraphes gardent-ils une trace de leur performance, comment immortaliser cette pratique ?
L'idée d'immortaliser est probablement très occidentale, pas sûr qu'elle puisse s'appliquer ici… Aucune pratique photographique systématique ne semble en effet exister chez les pratiquants du Dishu, la seule forme d'enregistrement est assumée par une part du public amateur de littérature ou de poésie qui recopie à la main sur papier les inscriptions offertes au passant chaque jour. Parfois de jeunes personnes de la foule prennent de rapides photos avec un smartphone. Pour les calligraphes le fait d'immortaliser leur pratique par l'enregistrement de l'inscription produite ne se pose pas vraiment: c'est une pratique dans l'espace public intrinsèquement éphémère et qui doit le rester. La performance du calligraphe est ici un ode à l'impermanence, une image n'est pas nécessaire pour témoigner du niveau de leur pratique, cela ne fait pas sens pour le calligraphe lui-même. Mais effectivement l'ouvrage Dishu: Ground Calligraphy in China tente de répondre à cette question: pour un observateur extérieur (occidental) il semble évident de la nécessité de témoigner de l'importance de cette pratique par la photographie mais aussi par des illustrations et plans permettant de fabriquer soi-même des pinceaux de rue. En complément, une archive vidéo accessible à tous est aussi proposée en ligne sur la plateforme Vimeo, montrant par de courtes séquences en temps réel l'intensité et la virtuosité de ces moments d'écritures. La principale méthode photographique choisie pour cet ouvrage fut de mettre en place une série de prises de vue aériennes, grâce à un appareil photo compact placé au sommet d'un manche télescopique aluminium et muni d'un déclencheur / câble USB mais sans écran de contrôle. La totalité des photographies et vidéos a donc été prise à l'aveugle, en tentant de se positionner à distance constante et de se déplacer à la même vitesse que le calligraphe.
Un nombre très important de photos et des vidéos a donc été nécessaire à la réalisation de ce documentaire. En conclusion, la promotion de cette pratique hors de son lieu d'émergence et au-delà des frontières chinoises, c'est-à-dire transmettre globalement le virus du dessin de lettres grand format et éphémères, constitue sûrement la solution la plus efficace. La pratique du Dishu constitue un outil pédagogique extrêmement efficace, une redécouverte du geste manuscrit et de sa propre culture de l'écriture, en réaction à la civilisation du clavier actuelle.
Des projets pour un futur ouvrage ?
Tout d'abord poursuivre la série d'ateliers intensifs développés en Europe afin de diffuser la pratique du Dishu dans un contexte occidental.
Probablement une pause dans la recherche documentaire et la volonté de s'orienter à nouveau vers un travail de conception graphique en proposant des modèles calligraphiques et/ou typographiques pour le signe écrit grand format en opérant la synthèse des différents ouvrages publiés. Ces modèles seront prochainement diffusés via internet sous forme de documents PDF imprimables et libres de droits dans la continuité du travail précédemment effectué pour le site Lpdme.org, à suivre.
Le trailer de Dishu: Ground Calligraphy in China :
et une présentation du livre par l'éditeur Dokument :
L'ouvrage compte 320 pages, il coûte 29,90€ et est disponible ici sur Allcity.fr. En voici un aperçu, également téléchargeable ici au format PDF.
Haaaaa… enfin !
J’apprécie beaucoup le côté « on intègre totalement l’aspect éphémère » et la partie sur les pratiquants qui ne cherchent pas à garder une trace et qui ont du mal à comprendre les occidentaux qui insistent. En dehors de la beauté des dishus, j’avoue que l’ensemble de la pratique, de ses implications philosophiques et de l’attitude des pépés résonne étrangement avec mes propres préoccupations.
Bizarre de se sentir plus d’atomes crochus avec une bande de vieux pékinois qu’avec n’importe quel graffeur de ma génération. Ce que font ces papys et ces mamies et infiniment plus proche de l’idée que je me fais du Graff(iti) que les dégradés de 500 m² de MadC ou « les fresques à thèmes ultra-travaillés » de je sais plus qui. Hop ! Un nouveau bouquin dans ma liste au Père Noël.